III

 

– Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Jean, quand nous eûmes consommé le repas.

– Si c’est mon avis que vous voulez, dis-je, j’aimerais à rejoindre des zones diurnes...

– Dans l’espoir de rencontrer des organismes plus proches des nôtres ?

– Oui... D’ailleurs, ceux que nous avons vus pendant le jour étaient bien moins loin de nous que les formations lumineuses.

– Si nous analysions d’abord plus minutieusement l’atmosphère ? fit Antoine.

Nous retrouvâmes naturellement les corps révélés par l’analyse sommaire, mais le fluide inconnu ne put être classé : il semblait extrêmement complexe.

Le carbone et l’azote comportaient des isotopes, tellement que le poids atomique du carbone atteignait 12,4, tandis que le poids atomique de l’azote descendait à 13,7. Il y avait, en quantité infinitésimale, de l’argon, du néon, etc.

Comme on l’a déjà dit, la proportion d’oxygène était surprenante.

– La présence de l’azote et du gaz carbonique rend possible l’existence d’organismes composés à peu près comme les organismes terrestres, remarqua Antoine.

– Oui, mais les isotopes ? s’exclama Jean. Passe pour l’azote, et encore ? Mais le carbone me choque et même me scandalise ; lui si fidèle à l’hélium, sur notre Terre, s’adjoindre ici d’autres atomes ! C’est inconcevable !

– Le fait est là !... J’entrevois qu’un carbone composé ainsi peut agir autrement que le nôtre dans un monde animé ! Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver des différences vives entre notre faune-flore et la faune-flore martienne.

– Ajoutez à cela les influences physiques : densité de Mars, intensité de la pesanteur, température, durée des saisons...

– Êtes-vous fatigués ? demanda Jean... Sinon nous pourrions rejoindre les régions éclairées...

– Mon chrono marque l’heure du repos, répondit Antoine. Puisque rien ne presse, jetons encore un coup de sonde du côté des formations aériennes, et faisons une sortie après le sommeil... Mieux vaut procéder par série.

Jean, n’ayant aucune raison sérieuse pour insister, accepta la discipline du repos. Pendant une demi-heure encore, nous observâmes les formations aériennes, ce qui nous permit de les mieux classer et nous confirma dans la croyance qu’il s’agissait bien de manifestations vitales d’une nature bien plus subtile que les plus subtiles manifestations terrestres.

Après quoi nous entrâmes dans l’inconscience, jusqu’à l’aube martienne... qui vint après le même nombre d’heures qu’elle fût venue là-bas, à une latitude comparable.

À mon réveil, Jean préparait le café matinal, dont l’arôme concentrait, deux fois par jour, les rêves de mon pèlerinage. Le pain déjà chaud, redilaté, était aussi frais que s’il sortait du four : joint aux vitamines, au sucre condensé, au beurre, il devenait un aliment parfait.

Cuisinier par vocation, Jean nous offrit du café sans reproche et des tartines savoureuses.

– Corps Dieu ! fit Antoine, qui était le plus gourmand des trois. Cueillons ce petit déjeuner...

– Dire que nous sommes encore mortels, nous qui prenons notre café sur une autre planète !

– J’estime plus étonnant encore que nous l’ayons bu dans les espaces interplanétaires ! fis-je. Ici, du moins, nous nous trouvons dans un monde homologue au nôtre.

– Nous envahissons la demeure du voisin... Jusqu’à présent, elle ne paraît pas très confortable. Préparons notre sortie.

– Mais d’abord consultons les oiseaux.

Nous en avions emporté six, deux moineaux, un pinson et trois serins, qui, comme nous, avaient mené une vie saine pendant le voyage.

Antoine, saisissant la cage du pinson, l’introduisit dans la cellule qui, à volonté, communiquait avec l’extérieur. Une petite pompe aspirante et foulante devait condenser l’air martien. Quand nous eûmes achevé le déjeuner et notre toilette, nous constatâmes que le pinson n’avait aucunement souffert.

– Il fallait s’y attendre ! dit Jean.

– À peu près... Mais l’action du gaz inconnu pouvait être nocive. Il paraît qu’il n’en est rien... Nous prendrons toutefois quelques précautions.

Dix minutes plus tard, munis du respirateur ordinaire, du condensateur, d’armes et d’outils, nous prenions pied sur le sol de la planète, où nous marchions aussi légèrement que si nos forces avaient triplé. Grâce au condensateur, nous respirions sans peine.

– Permettez une petite crise d’enthousiasme ! s’exclama Jean, en brandissant son piolet.

Son exclamation nous causa une impression singulièrement agréable nous nous attendions, dans ce milieu raréfié, à ne pouvoir parler ou entendre qu’avec une difficulté extrême – et pour quelque cause énigmatique, l’atmosphère conduisait assez bien le son.

L’air était d’une limpidité parfaite. Les organismes foisonnaient, les uns immobiles, comme nos plantes, les autres mobiles, comme nos animaux, les plus véloces comme des pythons, les plus lents guère plus rapides que les limaces.

Aucun ne semblait strictement symétrique, et pourtant ils ne rappelaient point nos rayonnés.

– D’abord, combien ont-ils définitivement de pattes, si ces lanières sans cesse déformées sont des pattes ?

– Il semble en tout cas qu’elles en tiennent lieu.

– Ces... « Zoomorphes » s’en servent pour se mouvoir, et toutefois leur glissement prend aussi des allures de reptation...

– Un, deux... trois, quatre... huit ! Ils auraient huit pattes ?

– Oui... mais... ah ! en voici une neuvième... qui ne paraît que par intervalles...

Les mouvements des appendices étaient bizarres : tantôt repliés, tantôt en zigzag, tantôt plus ou moins hélicoïdes, ces pseudo-membres se révélaient fort transformables.

– Il faut en retourner quelques-unes, si c’est possible ! dis-je.

– Allons-y ! riposta Jean en approchant d’un organisme à peu près long comme un rat et qui circulait en tardigrade.

D’un mouvement précis du piolet, il réussit à retourner la créature, tandis qu’elle s’enveloppait d’un halo fluorescent, lequel s’éteignit au bout de quelques secondes. Elle agitait hâtivement ses appendices en tentant de reprendre sa position naturelle.

– Cette fluorescence est intéressante ! grommela Antoine.

– Neuf pattes ! annonça Jean.

– Exact.

– Voyons donc ! Les appendices sont fixés par trois... chaque « terne » formant une faible courbe...

– C’est vrai... et peut-être tout à fait caractéristique.

– Extrêmement caractéristique, car...

Antoine s’arrêta, hésitant. Avant qu’il eût repris la parole, nous avions fait la même observation que lui : les trois séries étaient séparées par deux sillons très nets, ce qui délimitait trois zones.

– J’ose à peine croire, fit Antoine, qu’au lieu d’être rayonnés ou bilatéraux ces êtres sont ternaires.

– Vérifions...

Jean retourna successivement deux autres organismes de taille et de forme différentes. Comme le premier, ils s’enveloppèrent du halo fluorescent et décelèrent deux sillons et neuf appendices disposées par trois.

– Tous ternaires... Comme si la dualité que manifestent la plupart des espèces terrestres était représentée ici par une trinité.

– Mais si ceux-ci étaient les êtres inférieurs ?

Nous épiâmes les organismes agiles. Visiblement conscients de notre présence, lorsque nous cherchions à approcher d’eux, ils se dérobaient.

À la fin, nous parvînmes à acculer un Zoomorphe de taille assez forte dans une anfractuosité, et Jean prit ses mesures pour le retourner : un large halo violet rayonna ; poussant un cri de surprise, Jean lâcha son piolet...

– Ah ! diable ! fit-il, en se tâtant.

Et comme nous le considérions, inquiets :

– Pas de casse, mais l’étrange sensation !... Un froid intense, une sorte de grouillement qui s’étend jusqu’aux os... Ça ne ressemble à rien de ce que je connais !... En tout cas, ces bêtes – si l’on peut appeler ça des bêtes – savent se défendre... Déjà, avec les tardigrades, j’avais senti quelque chose... mais si légèrement !

– Je pensais bien que cette fluorescence n’était pas négligeable, grommela Antoine.

En nous portant vers notre ami, nous avions ouvert une issue, par où la bête martienne s’évada.

– L’aventure aurait pu tourner plus mal ! fis-je. Le halo des colosses doit être mortel.

– Pour le moins fort dangereux !... En somme, cette planète ne manque pas de caractère...

– Nous n’avons rien vu encore !... Comment ces machines sont-elles construites ? Et en quoi ? Si c’est de l’oxygène, de l’hydrogène, du carbone, de l’azote... leur vie pourrait être homologue à la vie terrestre... mais si elles sont faites d’autre chose, l’hiatus s’élargit...

– L’analyse chimique sera relativement facile, mais pour les organes elle peut être terriblement complexe.

– Commençons par le commencement, conclut Jean, qui captura une créature de petite taille...

Nous nous dirigeâmes vers le Stellarium, dont nous ne nous trouvions guère éloignés de plus de cinq cents mètres.

Antoine demeurait pensif :

– Existerait-il ici des vivants capables de s’attaquer à cela ? murmura-t-il, lorsque nous fûmes devant l’appareil.

– Aucun de ceux que nous avons vus ! affirma Jean.

– Imaginez des colosses comparables pour la taille à ce que furent les diplodocus, à ce que sont nos baleines ? Leur halo, immense, n’agirait-il pas sur nos parois... ou, simplement, ne rayonnerait-il pas au travers une énergie homicide ?

– Nous avons de quoi leur répondre... en rayons et en explosifs !

– Oui, mais... les surprises ?

Comme il parlait, Jean sursauta, son bras se tendit vers l’orient martien.

L’hypothèse d’Antoine se révéla une réalité formidable.

À trois cents mètres, une affreuse et colossale créature venait d’apparaître, comparable pour la taille à l’iguanodon, au léviathan biblique, aux cachalots. Aplatie, comme toutes les structures de son règne, elle s’élevait pourtant, en raison de sa taille, à trois pieds du sol...

– Environ quarante mètres de long... quinze de large ! murmurai-je.

– Rentrons ! fit Antoine, évidemment préoccupé.

À l’abri dans le Stellarium, nous examinâmes le monstre avec nos longues-vues...

– Il serait peut-être prudent de nous élever un peu ? insinuai-je.

– Attendons ! reprit Antoine.

Comme le colosse demeurait immobile, nous eûmes le loisir d’analyser les détails de sa forme, « sa forme informe », comme disait Jean ; elle nous parut, hors quelques détails, pareille à celle des autres organismes ; mais l’énormité du Zoomorphe le faisait paraître plus hideux.

– C’est que nous ne savons pas encore différencier ces structures !

La « bête » (?) se mit en marche assez lentement. Elle s’arrêta près du Stellarium ; nous eûmes le sentiment, peut-être illusoire, d’une hésitation. Quoi qu’il en soit, elle s’éloigna bientôt, et sa vitesse devint extraordinaire.

– Du cent à l’heure ! dit Jean.

– Malgré les trépidations de ses appendices, elle ne semble ni courir ni ramper... Si elle ne touchait pas le sol, je dirais qu’elle vole.

– Qui sait si elle n’use pas d’un mouvement entre le vol et le glissement... On verra bien. En attendant, au travail ! fit Antoine.

Nous nous partageâmes la tâche ; je fus désigné pour la dissection ; Antoine et Jean prélevèrent difficilement un peu de substance pour l’analyse chimique, spectroscopique, radiographique...

L’organisme était « sec ». Point de liquides ; des gaz et des solides d’une nature incomparablement élastique : soumis à des pressions et à des tractions très fortes, les solides s’aplatissaient ou s’étiraient considérablement ; mais dès qu’on cessait l’expérience ils reprenaient leur forme intégrale.

Nous avions grand-peine à les déchirer ou à les couper ; leur porosité se révéla remarquable ; l’intérieur du corps toujours rapproché de la surface où l’aplatissement de la créature comportait de nombreuses vacuoles, mais rien qui ressemblât à des organes...

Je continuais à tâtonner, plutôt vainement, et déjà mes compagnons avaient fait des découvertes impressionnantes. L’analyse révélait des quantités très faibles d’azote, de carbone ou d’hydrogène ; l’essentiel des tissus était formé de combinaisons d’oxygène, de carbonite et d’oxyde de borène, avec une faible proportion de cobalt, de magnésium, d’arsenic, de silice, de calcium, de phosphore, outre des traces encore mal définies de diverses substances, connues ou inconnues.

– Ces bougres forment un règne complètement différent de notre règne ! déclara Jean.

Antoine acquiesça d’un signe de tête et je dis à mon tour :

– La différence, selon moi, est rendue plus frappante par l’absence du liquide... Je conjecture que la circulation est essentiellement gazeuse.

– On peut aussi imaginer des circulations solides... à la manière des particules mobiles dans les espaces interatomiques...

– En tout cas, la première analyse anatomique reste infructueuse.

– Parce que vous êtes un prince de l’histologie, dit aimablement Antoine, je conclus que l’énigme est profonde !

– Qu’allons-nous faire, maintenant ?

– Au début, il importe surtout de pousser l’exploration en surface... Visitons de nouveaux districts...

– Un autre ! cria Jean.

– Un autre quoi ?

– Un autre géant... même plus vaste que le premier.

Nous nous tournâmes, nous discernâmes un monstre qui devait avoir au moins cinquante mètres de longueur. Il s’avançait tout droit vers le Stellarium.

– Montons ! dis-je.

Saisi d’une curiosité ardente, Antoine me posa une main sur l’épaule et Jean, médusé, semblait n’avoir pas entendu. L’énorme créature se rapprochait rapidement de notre abri diaphane, dont elle percevait sans doute la présence, car elle s’arrêta au moment de le toucher.

Un halo immense, et je me sentis glacé jusqu’aux os ; Antoine, livide, grelottait : Jean se tenait à la paroi, les yeux hagards...

Un second halo, plus faible, qui nous glaça davantage, en même temps que s’étendait une sensation indicible, souverainement angoissante, qui ne rappelait aucune sensation connue ; elle contractait ma poitrine et semblait arrêter les battements du cœur...

Combien de temps dura notre supplice, car c’était un supplice, je l’ignore. Peut-être trente secondes, peut-être plusieurs minutes.

Quand nous reprîmes complètement nos sens, l’énorme organisme avait disparu.

Antoine, selon la norme, reprit le premier possession de son énergie et de sa conscience :

– Nous venons d’échapper à la mort ! remarqua-t-il d’une voix qui ne trahissait guère son émotion. Hors du Stellarium, nous eussions sombré dans la nuit éternelle.

Je ne pus m’empêcher de dire, avec une nuance de reproche :

– Pourquoi ne pas m’avoir écouté !

– Nous avons eu tort, grand tort... moi surtout, qui ai cédé à une curiosité malfaisante. Mea culpa ! Et, tout de même, il n’est pas mauvais de savoir... Nous ne courrons pas la nuit prochaine l’immense danger que nous avons inconsciemment couru la nuit dernière... Il aurait suffi que deux ou trois de ces monstres se trouvassent réunis pour nous anéantir, pendant notre sommeil, malgré les parois !

– Si toutefois ils agissent la nuit ! remarqua Jean.

– Le deuxième halo était bien moins puissant que le premier, reprit Antoine. Preuve, ce semble, que ces émissions exigent une grande dépense d’énergie.

– Cette brute était-elle consciente de son acte ? marmonna Jean... Ou a-t-elle agi sous l’empire d’une excitation physique, provoquée par le voisinage de substances insolites...

– Ou d’êtres insolites ! ajoutai-je.

– À travers la paroi... cette paroi complètement imperméable ?...

– Mais puisque des yeux peuvent nous voir aussi nettement qu’à travers une atmosphère, pourquoi ne pas faire intervenir un sens analogue à notre vision ?

– C’est juste ! fit Antoine. Il n’y a pas lieu de leur refuser des sens sensibles aux vibrations infinitésimales.

Tout en parlant, nous avions fait monter le Stellarium, que le compensateur gravitique maintint à une cinquantaine de mètres du sol martien.

– Je suppose que le halo ne peut nous faire grand mal ici... son rayonnement doit obéir à la loi du carré des distances, fit Jean d’un air agacé.

Antoine, lui, montrait un visage sombre :

– Je suppose aussi, quoique, après tout, ces brutes soient peut-être capables de canaliser leur émission... et alors, adieu la loi des carrés... Peu probable, pourtant. Celui-ci, comme les autres, plus petits, s’est bien enveloppé d’une carapace lumineuse. Tout de même, il se peut que nous soyons handicapés dans nos excursions.

– Malgré nos radiogènes et nos torpillettes ? D’ailleurs, un simple faisceau de rayons, convenablement choisis, suffirait sans doute à tenir les agresseurs à distance.

– Douteux ! mais il n’en coûte rien d’essayer ! dit Antoine.

Nous choisîmes comme « sujet » un Zoomorphe de taille médiocre, à qui nous déversâmes obliquement des radiations de diverses fréquences, en accroissant progressivement le dosage. Le Zoomorphe se montra parfaitement indifférent aux longues ondes, aux ondes du spectre visible et aux moins courtes ondes ultraviolettes. Mais, à partir des ondes de Ramières, il donna des signes d’agitation, et lorsque nous en vînmes aux ondes de Bussault il s’éloigna avec une vitesse accélérée à contre-jet... Nous prolongeâmes un instant l’arrosage, puis nous attaquâmes un second, un troisième, un quatrième Zoomorphe, avec le même succès.

– En principe, nous avons réussi !... dis-je. Je ne serai rassuré que lorsqu’un géant confirmera nos résultats. Si je ne me trompe, en voici un...

Un colosse venait de surgir au détour d’une roche. Comme il était un peu loin, nous nous rapprochâmes avant de lui envoyer une douche de rayons Bussault. Il manifesta, ce semble, une certaine hésitation, mais il continua à avancer à peu près dans la ligne même des rayons...

– Augmentons la dose !

L’effet ne tarda point : le Zoomorphe s’arrêta, puis rétrograda... Par un arrosage convenable et en orientant le Stellarium selon divers azimuts, nous pûmes nous assurer contre toute chance d’erreur...

– Eh bien, mais, cria allégrement Antoine, nous sommes maîtres de la situation à peu de frais... car, enfin, l’énergie mise en œuvre est faible ! J’avoue que j’étais très ennuyé, consterné même ! Non que je doutasse de nos moyens, mais je craignais une dépense trop forte... et, dame !

– Il y aura d’autres dangers !

– Silence, Jérémiah ! Nous le surmonterons... Et maintenant, en route pour d’autres zones.

Il convenait de nous déplacer assez lentement, afin de ne pas dépasser des régions intéressantes et de zigzaguer quelque peu pour élargir le champ d’observation.

Après une heure et demie, nous n’avions guère mangé plus de cent kilomètres, parallèlement à l’équateur, et en traçant des lignes obliques de quatre ou cinq lieues. À des régions désertiques succédaient des régions fréquentées par les Zoomorphes. Jean, impatient de découvertes nouvelles, proposa un raid à grande allure :

– Nous pourrons reprendre ensuite notre train de limace.

– Un raid en ligne droite ?

– Oh ! non, beaucoup d’incursions à droite et à gauche de la piste...

Le Stellarium fila à une vitesse de mille kilomètres à l’heure, avec des arrêts pendant lesquels nous scrutions les sites...

L’heure s’écoula sans résultat notable, et déjà nous nous proposions de reprendre l’excursion ralentie, lorsque Jean s’exclama :

– Quelque chose qui ressemble singulièrement à de l’eau.

– Oui, singulièrement, ajoutai-je.

Une grande nappe brun clair miroitait très faiblement au soleil, comme si elle eût été couverte d’une glace un peu dépolie ; des rides mobiles ne laissaient pas de doute sur sa fluidité. La nappe avait approximativement l’étendue du lac d’Annecy.

– De l’eau ? Est-ce de l’eau ?... marmotta Antoine. Elle a une couleur singulière.

– J’ai connu des eaux fangeuses qui avaient cette couleur-là !

– Presque, oui, mais rarement... Enfin ! c’est toujours un liquide... et sur cette déconcertante planète, en voici le premier échantillon. Allons voir de près !

– Prudemment !

– Cette fois, nous ne quitterons pas tous trois le home !

Dès que nous fûmes près du lac, nous nous assurâmes que la couleur brune était la couleur normale du liquide. Une émotion profonde et délicieuse nous étreignait. Ce monde n’était plus (et combien mélancoliquement !) incompatible avec le nôtre. Les formes flexibles qui ondulaient sur le rivage et dans la plaine semblaient d’incontestables homologues de nos végétaux. Pendant quelques minutes, nous vécûmes dans une sorte d’extase, tellement que les yeux de Jean étaient pleins de larmes.

Si aucune plante ne répétait nettement une forme terrestre, toutes étaient à la ressemblance qui de nos herbes, qui de nos fougères, qui de nos arbustes, de nos arbres, de nos champignons, de nos mousses, voire de nos lichens et de nos algues. Mais les pseudo-mousses atteignaient la taille de nos saules, les pseudo-champignons s’élevaient à des hauteurs de sept à dix mètres, les pseudo-lichens développaient des chevelures aussi longues que nos algues, tandis que les arbres les plus hauts ne dépassaient pas la taille d’un noisetier et se révélaient beaucoup plus trapus que les nôtres, tellement que, malgré leur stature basse, ils atteignaient parfois la circonférence des baobabs : on eût dit des restes d’énormes troncs, sciés à quelques pieds du sol et sur lesquels se seraient développées une multitude de menues branches.

Cette végétation avait des couleurs variées, dont l’ensemble rappelait assez les nuances de nos forêts pendant la période éclatante de l’automne, quand les frondaisons semblent d’immenses gerbes de fleurs...

Lorsque nous eûmes goûté le ravissement de vivre dans un site presque terrestre, d’autres découvertes nous passionnèrent : les bêtes à leur tour étaient apparues... Pour le coup, aucun doute : c’étaient incontestablement des créatures analogues à nos animaux, encore qu’il y eût un mélange de structures bien étonnantes pour des yeux sublunaires.

De quadrupèdes, aucun : ces bêtes, petites ou grandes, avaient cinq pattes ; la cinquième était différente des autres et semblait remplir un rôle plus compliqué. Comme sur Terre, telles bêtes évoluaient sur le sol, d’autres nageaient dans les eaux ou volaient dans les airs. Pas de plumes, mais des poils, des écailles, des peaux nues. Jamais de queue. Des yeux multiples, dont le nombre différait selon les espèces, sans qu’il y en eût jamais moins de six, yeux généralement plus petits que les yeux de nos quadrupèdes, mais de même nature, doués d’un éclat supérieur. Pas d’oreilles ni de narines visibles ; des bouches où la denture formait un bloc...

Toutes les tailles : cependant, nous ne vîmes aucun animal qui atteignît la taille d’un zèbre. Grosso modo, les corps rappelaient les corps terrestres ; à côté de crânes qui se pouvaient comparer grossièrement à des crânes de loups, de chats, d’ours, de tortues, d’oiseaux, d’autres parfaitement quadrangulaires ou exactement taillés en pyramides.

Il y a tant d’espèces de pattes sur notre planète qu’on rencontrait leurs équivalents chez les bêtes martiennes apparues sur la rive ou sur la plaine, mais les « Aériens » avaient tous cinq ailes, capables, comme nous le vîmes bientôt, de faire office de pattes ; et les aquatiques cinq nageoires, dont quatre latérales et une ventrale.

J’accumule nos constatations comme si elles eussent été instantanées – en réalité, il nous fallut des heures pour les faire...

D’abord, nous planâmes très lentement au-dessus du site, ce qui effraya les Aériens, mais parut laisser indifférents les hôtes de l’eau ou du sol. Puis, ne percevant aucun des Zoomorphes de la première région, nous nous décidâmes à occuper des zones successives, au bord du lac et sur la plaine.

Dès le début, nous avions observé que la plupart des animaux martiens étaient plantivores : ils passaient, rongeaient, déchiquetaient des végétaux. Bientôt nous assistâmes à des scènes de carnivorisme, particulièrement chez des animaux de petite taille.

Il fallut attendre deux heures avant de discerner une lutte entre deux Aériens : le vainqueur emporta sa victime dans l’anfractuosité d’un roc. Ensuite nous vîmes un animal, de la grosseur d’un loup, terrasser et déchirer une bête à peine plus petite.

– L’enfer terrestre ! grogna Jean.

Ces scènes étaient rares, le nombre des plantivores dépassant de beaucoup le nombre des carnassiers.

– Faisons-nous une sortie ? demandai-je.

– J’allais le proposer, répondit Jean.

Le sort désigna Antoine pour garder le Stellarium, qui devait nous suivre à quelque distance : trop près, il aurait gêné nos observations en faisant fuir les bêtes.

Munis de respirateurs autonomes, de respirateurs condensateurs, de radiants et de torpillettes, enveloppés de nos manteaux à pression, Jean et moi sortîmes au bord du lac. Tout d’abord, nous puisâmes un peu d’eau dans le lac : elle était sensiblement plus lourde que l’eau terrestre et répandait une odeur indéfinissable, vaguement aromatique, qui ne nous déplut point.

– Sa densité équivaut à une fois et demie celle de notre vieux liquide océanique... remarqua Jean, et son évaporation doit être faible. Est-ce seulement de l’eau ? Je suis presque sûr que ce n’en est point. Nous pouvons nous en assurer.

Nous disposions chacun d’un petit outillage d’analyse qui permettait quelques expériences sommaires. Chauffé dans une éprouvette minuscule, le liquide martien exigea, pour entrer en ébullition, une température sensiblement supérieure à celle qu’eût exigé l’eau ; sa densité atteignit environ 1,3.

Ayant rangé notre minuscule outillage, nous commençâmes notre excursion par la rive du lac.

Les bêtes nous évitaient, hors les très petites, qui ignoraient vraisemblablement notre présence. Au reste, aucune apparence de panique ni de curiosité.

– Nous devons surtout être des inconnus pour elles... dit Jean, d’où la méfiance spontanée... mais instinctive seulement.

Parfois, un animal moins prudent que les autres s’arrêtait à quelque distance pour nous observer de ses yeux multiples ; si nous marchions vers lui, il ne tardait pas à détaler.

– Ceux-là sont peut-être les plus intelligents... Ils cherchent vaguement à se rendre compte... Quelle chance, Jean, si nous rencontrions des êtres quasi humains !

– Ou quelle malchance ! S’ils allaient être aussi intelligents et aussi féroces que les hommes ?...

Le Stellarium est proche...

– Le piège peut être plus proche encore ! Une embuscade bien dressée et nous sommes frits !....

– Alerte !

Un animal pareil au carnassier que nous avions vu à l’œuvre, avant notre sortie, venait d’apparaître. Celui-ci, fort trapu, atteignait la taille des plus grands terre-neuve et montrait une gueule pareille à un prisme à cinq faces ; ses six yeux luisaient comme des lucioles. Son pelage était violescent et pareil à du lichen barbu.

– Il a peut-être bien envie de goûter à de la chair inédite ! gouailla mon compagnon.

Une bête d’autre sorte se montra soudain, qui rappelait confusément notre belette, mais une belette à la gueule en hélice et d’une stature égale à la stature d’un sanglier : elle était poursuivie par un animal de la même sorte que celui qui était apparu d’abord. Prise entre deux feux, elle voulut obliquer, mais un troisième ennemi se montrant, elle se trouva enfermée dans un triangle.

– Voilà qui ressemble trait pour trait à une scène terrestre, dit Jean : un cerf ou un chevreuil cerné par des loups.

La bête traquée essaya de passer entre deux agresseurs. Elle échoua. Un des carnivores la saisit à la nuque, en un éclair, les deux autres s’abattirent sur ses flancs. Jean avait fait mine d’intervenir, mais déjà il était trop tard... Les agresseurs avaient ouvert la gorge de la victime, d’où s’écoulait un liquide jaune soufre, sans doute le sang martien, et les autres dépeçaient le ventre...

– J’allais gaspiller des radiations ! dit Jean. Et, quoique la planète me paraisse devoir nous permettre maints réapprovisionnements énergétiques, mieux vaut économiser les ressources.

– D’autant plus que nous ne sommes pas ici pour rien changer au cours des choses millénaires !

Pensifs, nous continuâmes notre route. Parce que l’homme est peut-être le plus adaptable des animaux, nous nous sentions déjà familiarisés avec le site, avec les plantes, avec les bêtes – et même avec cette pesanteur déficitaire qui nous causait naguère un grand malaise. Au rebours, il nous plaisait de nous mouvoir vite et sans effort ; quant à la respiration, grâce aux condensateurs qui nous servaient l’air de Mars concentré, elle était parfaite.

– S’il y a des plantes ou des animaux comestibles – comestibles pour des humains – rien ne nous empêcherait de vivre sur Mars pendant un temps illimité, remarqua Jean. J’entrevois la possibilité de tout y trouver pour la vie quotidienne et pour recréer les réserves d’énergie nécessaire au retour... Eh ! qu’est-ce qui nous arrive là ?

Ce qui nous arrivait n’était pas très rassurant : une créature apocalyptique, longue d’une douzaine de mètres, qui rappelait à la fois les alligators, les pythons et les rhinocéros. Basse sur pattes, le torse rond, un épais museau en pyramide au bout duquel se projetait une manière de longue corne, une peau nue sur les flancs, écailleuse sur le dos, poilue sur le mufle, cette bête avançait avec un frétillement qui lui donnait l’air de ramper ; des pattes épaisses s’agitaient sous elle.

– Rampe-t-elle ? Marche-t-elle ? m’écriai-je.

– Les deux ! répondit mon compagnon. Le mouvement des pattes est, si j’ose dire, en synchronisme avec le tortillement du corps... Nous n’avons rien de si laid sur la Terre !

À notre vue, la bête s’était arrêtée, et ses yeux – il y en avait une douzaine – dardaient sur nous des regards qui tantôt s’éteignaient, tantôt se rallumaient, comme s’ils étaient commandés par des interrupteurs.

À tout hasard, nous préparâmes nos radiants et nos torpillettes.

– Ça doit bien avoir la masse de plusieurs éléphants ? fit Jean.

– Cinq ou six.

Nous remarquâmes que toutes les bêtes visibles avaient fui avec une vélocité de panique : preuve que le monstre était redoutable.

Après une courte halte, il se remit en marche et, d’évidence, il fonçait sur nous...

– Alors, mon vieux ! s’exclama Jean.

Et il envoya une gerbe de rayons Bussault.

Le tortillement de la bête devint convulsif, mais elle ne s’arrêta point ; plutôt accéléra-t-elle sa course. À mon tour, je lançai un faisceau, et cette fois l’effet parut décisif : la masse énorme s’arrêta net, les yeux s’éteignirent...

Bientôt, elle se tourna, elle s’éloigna, lourdement, péniblement.

– Elle en tient ! fis-je. Faut-il l’achever ?

– Inutile... et ça coûterait peut-être beaucoup d’énergie. J’estime qu’elle est hors de combat pour un bon temps ! Mais voici Antoine !

Le Stellarium était là en effet. Nous échangeâmes quelques signaux avec notre ami, qui, complètement rassuré, reprit de la distance.

– Toujours aucun équivalent de la bête qui alluma le feu, vers la fin du Tertiaire ! marmonna Jean. Il semble pourtant que, s’il y a quelque chance de la rencontrer, nul lieu n’est plus favorable que les rives de ce lac ?

– Eh !... dis-je, elle connaît peut-être déjà notre présence !... Elle se cache... ses yeux quasi humains sont fixés sur nous... elle nous tend quelque embûche... Qui sait ?

Jean haussa les épaules et se mit à rire.

Après que nous eûmes gravi une colline, une forêt se montra, forêt de pseudo-champignons, à la fois impressionnante et baroque.

– On dirait vraiment, fis-je, de gigantesques girolles et de colossales coulemelles, à part quelques festonnages inédits et quelques appendices en vrille... Un tissu unique... un thalle... rien qui rappelle des feuilles.

Des bêtes sournoises apparaissent et disparaissent, des Aériens s’élèvent sur leurs cinq ailes ; il en est de minuscules, à peine plus gros que des hannetons, d’autres de la taille des mésanges des prés, des ramiers, des corbeaux, même des faucons... Pas de plumes, pas de bec, pas de queue, des museaux le plus souvent en ogive, aplatis latéralement.

Jean murmura :

– C’est encore ceux-là qui rappellent le moins la faune terrestre !... Leurs cinq ailes surtout semblent insolites. Remarquons que, pendant le vol, elles sont disposées grosso modo en hélices... De même que l’animal apocalyptique semblait à la fois courir et ramper, de même ces Aériens semblent à la fois voler et nager...

– Ils ont du mérite... dans une atmosphère si légère ! Aussi bien leurs ailes semblent extraordinairement vigoureuses.

Nous parvînmes dans une clairière où ne poussaient que des espèces de lianes chétives ou des pseudo-lichens. Des rocs la parsemaient, pareils à des pierres erratiques, et, tandis que je m’arrêtais pour en examiner quelques-uns, Jean s’éloigna d’une centaine de mètres. Quelque chose dut l’intéresser qui le fit s’engager dans un étroit défilé, entre deux rocs bleus, plus épais que les autres.

Je le perdis de vue...

Quelques minutes se passèrent, puis, ne voyant pas revenir mon compagnon, je le cherchai du regard. Personne. À mon tour, je me dirigeai vers les rocs bleus...

Deux créatures surgirent, qui différaient de toutes celles que nous avions aperçues... Dressées sur trois pattes, le torse vertical, elles avaient positivement quelque chose d’humain. Leurs visages mêmes, malgré leurs six yeux et l’absence de nez, leurs visages, dont la peau était nue, suggéraient je ne sais quoi d’homologue à notre espèce...

Mais comment décrire ces visages ? Comment faire concevoir leur forme rythmique, comparable à celle des plus beaux vases hellènes, les nuances ravissantes de leur peau, qui évoquaient ensemble les fleurs, les nuages crépusculaires, les émaux égyptiens ? Aucun de ces grossiers appendices de chair que sont nos nez, nos oreilles, nos lèvres, mais six yeux merveilleux, devant lesquels nos plus beaux yeux terrestres ne sont plus que des élytres de hannetons ou de carabes, des yeux où passaient toutes les lueurs des aurores, des prairies matinales, des fleuves au soleil couchant, des lacs orientaux, des océans, des orages, des nuées...

Ces êtres marchaient étrangement, chacune des trois pattes se dressant à son tour. Quand ils s’arrêtaient, les pieds formaient un triangle étroit, le pied du milieu un peu à gauche du pied d’arrière et du pied d’avant. Quant à leur taille, elle était sensiblement égale à la taille des Espagnols ou des Italiens du Sud.

Tandis que je les contemplais, dans un saisissement de surprise et d’admiration, ils s’éloignèrent, ils disparurent derrière les arbres, mais d’autres parurent, à distance. L’un d’eux leva quelque chose qui ressemblait à un fragment de liane enroulé sur soi-même : je sentis mes jambes s’engourdir.

Projetant avec peine mon radiant, je lançai un faisceau d’ondes... Deux créatures chancelèrent ; toutes grelottèrent et disparurent derrière un bloc. Mon engourdissement ne dura qu’une demi-minute, mais une inquiétude profonde m’avait saisi.

Je criai aussi haut que je pus :

– Jean !... Jean !...

Une douzaine de créatures verticales surgirent, beaucoup plus loin toutefois que les premières. Elles ne demeurèrent qu’un instant : le Stellarium descendait sur la clairière.

Quand il fut à quelques décamètres du sol, la clairière était déserte.

Déjà Antoine surgissait à la poterne de sortie.

– Avez-vous vu Jean ? m’écriai-je.

– Jean ?... Non, je ne l’ai pas vu, répondit Antoine de cette voix tranquille qu’il gardait à travers les pires inquiétudes, mais ses yeux étaient troubles. J’arrivais au-dessus de la clairière quand vous vous êtes dirigé vers les rocs bleus... j’ai vu paraître les êtres verticaux... j’ai compris qu’il y avait du péril... et me voilà...

– Jean a disparu... et ces créatures sont évidemment redoutables... Comme nous, elles frappent à travers l’étendue... et l’énergie dont elles se servent paralyse les muscles... j’ai le sentiment que la distance seule m’a sauvé !

Tandis que je parlais, nous ne cessions de scruter l’étendue avec nos lunettes... Deux ou trois fois, un visage lumineux apparut au loin et s’évanouit.

– Nous ne pouvons pourtant pas abandonner Jean... fit Antoine, mais comment faire ? Nous risquer là-dedans, c’est vraisemblablement la mort... Des êtres qui savent projeter des énergies à distance sont assez intelligents pour nous prendre au piège – chose facile, puisqu’ils sont nombreux.

Nous nous regardâmes avec une insondable tristesse.

– Il va nous arriver malheur, si nous demeurons ici... reprit Antoine, et il est surprenant que nous soyons encore saufs. Rentrons dans le Stellarium... Aussi bien, c’est encore lui qui nous offre les meilleures chances de découvrir quelque chose... Allons !

Il m’attirait, il m’entraînait ; la mort de Jean semblait fatale ; n’était-il pas déjà un cadavre ?

Nous planâmes au-dessus de la forêt, si cela pouvait se nommer une forêt. Rien que des Aériens et des « Pentapodes » furtifs, aucune trace de Verticaux.

– Il est probable que le Stellarium les effraie, fit Antoine. Montons !

Nous montâmes au-dessus de la clairière, sans rien découvrir, mais en nous éloignant de quelques kilomètres nous ne tardâmes pas à voir les Verticaux. Ils erraient, paisibles, ou s’occupaient de travaux étranges. Deux ou trois fois, nous vîmes l’un d’eux tourner vers quelque Pentapode le bizarre engin qui avait failli m’engourdir : l’animal ne tardait pas à trébucher et à tomber...

– Ce sont bien, sur cette planète, les équivalents de l’homme, fit Antoine.

Je le pensais comme lui ; au reste, les mouvements de ces êtres ressortissaient à une activité totalement différente de celle des autres vivants, ne fût-ce que par la diversité.

– S’ils pouvaient épargner Jean ! soupirai-je. L’ont-ils seulement pris vivant ?

Sans cesse nous revenions vers la clairière ; nous exécutions des évolutions en tous sens. Rien ! D’heure en heure, notre faible espérance décroissait ! Ah ! que l’expédition me semblait maintenant vaine et ridicule.

– Comment avons-nous osé venir ici en si petit nombre ! fis-je, cinq ou six heures après la disparition de notre ami. Nous ne sommes pourtant pas fous.

– Il ne faut regretter que les actes stupides, répondit Antoine avec sévérité. Tous les explorateurs risquent leur vie. C’est la loi. Combien périrent qui étaient partis sur les caravelles de Colomb ou de Magellan, sur les bateaux de Cook, qui s’enfoncèrent dans les sylves, dans les brousses, dans les déserts !... Combien d’autres moururent qui sillaient vers la Lune ou qui y abordèrent ! Leur œuvre était inférieure à la nôtre... Je mourrai peut-être ici, mais je ne croirai pas devoir me repentir, ajouta-t-il fièrement.

– Nous eussions dû partir en plus grand nombre !

– Il aurait fallu construire plusieurs Stellariums, donc attendre, attendre longtemps, trouver l’argent et les hommes, au risque d’être devancés. Rien ne prouve d’ailleurs que, en nombre, nous eussions mieux réussi... Si Mars contient beaucoup de Tripèdes armés comme ceux qui ont enlevé Jean, il pouvait être plus dangereux d’arriver vingt, trente, cinquante, que deux, trois ou quatre ! Soumettons-nous au destin ! N’avions-nous pas fait le sacrifice de nos vies ?

Le jour passa ; la fatalité nous condamnait à passer la nuit au-dessus de la forêt. Nous vîmes reparaître les Vies Impondérables, mais nos cœurs étaient trop lourds pour que nous nous livrions à des observations ou à des expériences minutieuses. Pourtant, nous nous rendîmes mieux compte de l’individualité, de la spontanéité et aussi de la « spécification » des Éthéraux.

Leurs évolutions étaient aussi discontinues que les évolutions d’une foule dans les rues de nos villes, plus discontinues même, plus variées et plus variables, encore que des associations de mouvements se formassent pour des fins inconcevables...

Souvent, des échanges de phosphorescences, aux rythmes changeants, avec des reprises et des arrêts, suggéraient l’idée d’un langage. Il pouvait y avoir ou ne pas y avoir d’ordonnance dans les groupes ; le nombre de ceux qui les composaient allait de deux à plusieurs centaines ; une fois même, nous vîmes des milliers de filaments complexes, dont la longueur (la taille ?) atteignait sept ou huit mètres, en route dans une colonne de réseaux presque verticale. Cette multitude montait à grande vitesse dans la colonne, comme si elle voulait atteindre les étoiles.

Malgré notre angoisse, nous nous élevâmes en même temps que cette singulière multitude... Elle monta à plusieurs centaines de kilomètres. Depuis longtemps, la colonne s’était éteinte ; les Éthéraux se créaient une route moins nette, qui s’effaçait derrière eux. À la fin, ils s’arrêtèrent, mais leur agitation sur place créait une palpitation d’ensemble d’où s’échappaient les fluorescences.

Après une demi-heure environ, la foule redescendait vers la planète :

– Nous avons assisté à un grand événement éthérosocial, si j’ose dire, murmura Antoine, tandis que nous avions repris nos évolutions au-dessus de la forêt... Je crois que ces vies sont très supérieures à la nôtre !

– Elles semblent pourtant nous ignorer, tandis que nous les voyons ! N’est-ce pas une supériorité à notre actif ?

– N’avons-nous pas ignoré, pendant presque toute l’évolution ancestrale, les microbes qui, pourtant, décimaient l’humanité ? Direz-vous que les microbes tueurs de Nègres, de Peaux-Rouges, d’Égyptiens, de Grecs, étaient supérieurs aux hommes qu’ils détruisaient et qui ne connaissaient pas leur existence ?

– Qui sait...

Un silence. Nous dardâmes vers la forêt agamique des faisceaux de lumière, espérant contre toute espérance voir notre pauvre compagnon. Nous envoyâmes en vain des signaux rayonnants.

Antoine prit la première garde et je dormis quelques heures du sommeil fiévreux des condamnés, avec ses cauchemars et ses réveils éperdus.

La nuit durait encore lorsque vint mon tour de veille. Jusqu’à l’aube, je ne cessai de décrire des cercles au-dessus de la morne sylve. Mon âme fut réellement triste jusqu’à la mort ; dans ce monde étranger, même si Jean n’eût pas été un ami très cher, j’eusse ressenti sa perte comme une intolérable diminution de ma personne. La traversée de l’abîme interstellaire, l’isolement dans un astre perdu au fond de l’étendue faisaient de nous trois un seul être.

L’aube vint enfin, tout de suite muée en plein jour... J’épiais sans espérance les grands thalles et les plantes rampantes... Soudain, mon cœur se prit à bondir : l’émotion passa comme un cyclone traversé de longs éclairs...

Jean était là !

Il était là, précisément dans la clairière où il avait disparu, auprès des roches bleues...

Je dardai un rai « d’appel », auquel il répondit par des signes rythmiques – des signes de notre vocabulaire radiosténographique.

Il disait :

– Sain et sauf. Je suis chez des homologues de notre humanité. Nous nous comprenons déjà, très vaguement. Ils sont doux ; plus doux, je crois bien, que les hommes : c’est en m’engourdissant qu’ils m’ont capturé ; je n’ai pas subi la moindre violence. Leur étonnement et leur curiosité sont intenses ; ils désirent ardemment savoir d’où nous venons ; j’arriverai à le leur faire comprendre...

– Mais pouvez-vous vous nourrir... et respirer ?

– Pour la respiration, rien à craindre... ils m’ont laissé mes deux respirateurs. Mais j’ai faim... surtout soif. Leur eau n’est pas buvable pour des hommes... je n’ose manger leurs aliments... ils ont deviné cela...

– Pas libre ?

– Non... et je doute qu’ils me lâchent... jusqu’à ce qu’on puisse s’expliquer. Envoyez-moi de l’eau... de l’eau avant tout.

– Bientôt, cher Jean... je réveille Antoine.

Antoine, qui dormait aussi mal que j’avais dormi, se leva au premier appel, et demeura stupéfait en voyant notre compagnon seul dans la clairière...

Je lui expliquai rapidement la situation, cependant que Jean sténotélégraphiait :

– J’ai pu m’assurer que leur « bombardement fluidique » ne traverse que des obstacles peu épais, au plus cinq ou six centimètres ; encore, en les traversant, devient-il inoffensif. Il ne menace pas la vie, il engourdit. À cent mètres, son efficacité est déjà fort réduite. Prenez vos dispositions en conséquence.

– Bon ! fit Antoine, nous allons descendre les provisions.

Nous fîmes rapidement un colis, et à deux cents mètres du sol nous le laissâmes descendre, sa chute étant ralentie par un petit champ gravitif opposé au champ martien.

Pendant cette chute, nous vîmes jaillir de terre une vingtaine de Tripèdes, qui observaient l’opération avec une curiosité évidente.

– Merci, télégraphia Jean quand il eut saisi les provisions. J’espère vous donner prochainement des nouvelles précises.

Nous le vîmes manger et boire, sans que personne intervînt pour le gêner, mais lorsqu’il referma le paquet quatre Tripèdes sortirent de terre pour l’emmener.

– Qu’est-ce que cela signifie ? grommela Antoine. L’épargnent-ils définitivement ? ou n’est-ce qu’un répit ?

– J’ai idée qu’ils ne lui feront aucun mal... tant qu’ils ne se croiront pas eux-mêmes menacés. Ils veulent savoir ce que nous sommes et d’où nous venons... Songez à notre état d’esprit dans une circonstance analogue !

– État d’esprit de civilisés – mais s’ils sont, eux, des sauvages ?

– J’imagine qu’ils sont plutôt des « rétrogradés »... L’habitation sous terre implique l’appauvrissement de la planète.

– Possible ! Leurs armes, d’ailleurs... ce bombardement fluidique dont parle Jean... paraissent l’indice d’une civilisation actuelle ou passée...

– Et comme c’est captivant !

– Anthropocentriste ! s’écria Antoine. Les Éthéraux, voire les Zoomorphes, devraient vous paraître bien plus passionnants ! Ceux-ci ne sont qu’une manière d’équivalent des Terriens...

– C’est vrai... mais vous, au fond, qu’est-ce qui vous intéresse le plus ?

– Parbleu ! J’ai la même faiblesse que vous ! Puis, il y a Jean, sain et sauf, mais captif... Tant qu’il ne sera pas délivré, c’est là que sera l’épisode poignant, la péripétie tragique...

– Il faut le délivrer !

Antoine haussa tristement les épaules :

– Comment ? Lors même que les Tripèdes seraient impuissants contre le Stellarium, lors même que nos rayons suffiraient à les vaincre, ils tiennent Jean... ils disposent de sa vie. Nous ne pouvons compter que sur le hasard ou sur la bonne volonté des ravisseurs.

– Je ne désespère point de cette bonne volonté.

– Ni moi... Mais c’est une impression sans base...

– Si, leur douceur envers Jean...

– Ruse, peut-être ! Je pense au massacre de Cook.

 

Nous passâmes de longues heures, plus mornes encore que les heures de la nuit, à planer sur la sylve.

Vers le milieu du jour, Jean reparut dans la clairière, et tout de suite il sténotélégraphia :

– Je crois positivement que leurs mœurs sont très douces, plus douces que les nôtres... et qu’ils ne me veulent aucun mal. Un langage de signes s’établit lentement entre nous... J’ai pu leur faire entendre que nous venons d’un autre monde. Aucun doute sur leur intelligence, elle doit équivaloir l’intelligence humaine – avec des particularités qui tiennent à leur structure... Depuis hier, nous recevons beaucoup de visiteurs, qui viennent d’autres régions...

– Pensez-vous que ce soit une société croissante ou décroissante ?

– Oh ! décroissante, cela ne fait pas de doute pour moi ! Comme les hommes, ils appartiennent à une animalité dont la vie dépend d’un liquide... Or, leur liquide, leur eau, est devenu rare... et peut-être n’est-ce plus la même eau que jadis ?

– Pouvons-nous espérer votre libération ?

– J’oserais parier que oui...

Un à un, des Tripèdes jaillissaient du sol.

Ils observaient avec attention l’échange des signaux entre leur prisonnier et les navigateurs du Stellarium.

– Ils sont décidément très beaux ! fit Antoine.

– Combien plus beaux que nous ! soupirai-je.

Nous pûmes à loisir observer leur allure et leurs gestes. Comme je l’ai déjà dit, ils ne mouvaient qu’une jambe à la fois, en sorte que la marche se faisait en trois temps : leurs gestes offraient tantôt des similitudes, tantôt de grandes différences avec les nôtres ; l’extrémité de chacun de leurs membres supérieurs était « digitée » mais ne formait pas positivement une main ; les extrémités qui remplaçaient nos doigts sortaient d’une sorte de conque ; il y en avait neuf pour chaque « bras », et nous remarquâmes bientôt qu’ils pouvaient se recourber en tous sens sans que le mouvement d’aucun d’entre eux commandât le mouvement des autres.

Ils obtenaient ainsi, à la volonté, les dispositions les plus variées, et pouvaient saisir plusieurs objets à la fois dans des directions diverses.

Leurs vêtements étaient formés d’une sorte de végétation moussue qui s’adaptait exactement au corps.

L’un d’eux, qui se tenait près de Jean, observait avec une attention particulièrement intense les gestes de notre ami et les nôtres.

– C’est un personnage important !... nous dit Jean. Il a une influence certaine sur les autres ; c’est d’ailleurs avec lui que j’esquisse un système de signaux... Mais il faudra quelques jours de plus pour échanger des choses élémentaires.

– Avez-vous encore des vivres et de l’eau ?

– Jusqu’à demain matin !

En ce moment, l’individu influent traça divers signes.

– Je crois comprendre, dit Jean, qu’il cherche à nous rassurer sur l’avenir... Au fond, je ressens plus de mélancolie que d’inquiétude.